Publié dans
Chroniques Noir&Rouge
n° 17, juin 2024
A salto !
Avant son indépendance, en 1962, l’Algérie, pour nombre de Français, c’était la France. Pour une grande partie des Portugais, avant le 25 avril 1974 (la révolution des Œillets), l’Angola, la Guinée-Bissau, le Mozambique – des territoires quasiment de la grandeur de l’Europe –, c’était le Portugal. « Depuis la fin du XIXe siècle […], les colonies sont au cœur de l’identité nationale portugaise », écrit Victor Pereira dans sa préface à Exils. Témoignages d’exilés et de déserteurs portugais (Chandeigne, 2022).
C’est dès 1961 que des mouvements armés indépendantistes vont contester l’hégémonie lusitanienne sur cet empire colonial. Des milliers d’hommes, issus de la métropole, mais aussi des colonies, sont alors mobilisés pour combattre ; comme en Algérie, il ne s’agit pas de guerre, mais de pacification, « d’opérations de maintien de l’ordre ».
Cet appel sous les drapeaux provoqua, selon certains historiens, le refus de 200 000 insoumis et déserteurs ; pour la période plus courte de la guerre d’Algérie (1954-1962), il n’y aurait eu que 2000 réfractaires français.
La France d’alors, avec sa politique d’immigration économique, fut une terre d’accueil facilement abordable pour certains « jeunes hommes issus des campagnes et peu scolarisés » – et sans doute peu politisés – qui préférèrent un travail mal payé dans ce pays plutôt que de passer quatre années dans les rangs de l’armée.
Une autre catégorie fut l’engagement de jeunes gens, relativement plus éduqués, marxistes dissidents, maoïstes, trotskistes, conseillistes et autres indépendantistes – n’oublions pas que nous sommes dans les « années 1968 » – qui, s’ils envisageaient de partir clandestinement, a salto, après avoir fait une période militaire, c’était ensuite pour déserter avec leurs armes et pour préparer une éventuelle révolution. Ce qui n’était pas exactement le cas de la politique du Parti communiste portugais qui conseillait d’aller à l’armée pour être au plus près du peuple et d’y militer pour changer les choses (politique identique à celle du Parti communiste français quant à l’Algérie).
Par ailleurs, comment pourra-t-on être critique envers une armée portugaise qui, bien qu’elle ait poursuivi un entêtement colonial, tout en sachant qu’elle ne pouvait pas gagner contre les indépendantistes, a, le 25 avril, libéré les Portugais de la dictature installé par Salazar ?
S’il n’était pas facile, à tous points de vue – le non à la guerre n’était plus alors paroles en l’air –, de faire le saut par dessus la frontière, une fois arrivés à l’étranger (France, Suède, Belgique, Algérie, etc.), la solidarité des militants locaux permettait de résoudre les difficultés administratives, de trouver du travail et, même, de s’inscrire à l’université.
Les femmes, qui n’avaient pas l’obligation de combattre, montrèrent qu’elles pouvaient tout autant s’engager auprès de leurs compagnons dans la lutte anticoloniale et antifasciste. Les témoignages cités plus bas le disent.
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Le premier témoignage, celui de Jorge Valadas, se présente sous la forme d’une lettre à son voisin ; il s’agissait de briser le silence qui s’était établi entre eux sur la participation de l’un à la guerre coloniale et sur la désertion de l’autre ; et de montrer que tous deux avaient été des victimes d’une même situation dont ils n’étaient en rien responsables ; il s’agissait de dire les effets traumatiques de ce conflit avec ses massacres. Le 25 avril redonnera une sorte de virginité à l’armée.
Jorge Valadas note que ce mouvement de refus de la guerre fut « exceptionnel et sans égal dans le cadre des sociétés contemporaines occidentales » ; manquant de chair à canon « blanche », l’armée coloniale s’« africanisa », créant un autre flux de désertions qui allait conforter en armes et en combattants les forces indépendantistes.
Avec un passeport valable seulement trois mois, Vasco Martins fait le saut en Espagne avec le fort sentiment d’aller vers l’inconnu ; il se retrouve à Paris où il fait des petits boulots et rencontre au Quartier latin d’autres Portugais – 1964-1965 est une période d’agitation politique entre les pro-soviétiques, les pro-chinois, etc. – qui vont l’aider à trouver une chambre et un travail de nuit. Une femme du Parti communiste français s’occupera de lui procurer des papiers. Il trouvera également le temps de faire de l’auto-stop dans différents pays d’Europe.
Ana Rita Gandara Gonçalves, pour suivre son petit ami, Rui d’Espiney, arrive à Paris durant l’été 1963 ; elle à 17 ans. Lui, il a déjà fait le saut. Elle ne se plaît pas à Paris où on la prend pour une Algérienne et où les gens se plaignent que les Portugais fassent du bruit et parlent trop fort. Après une rupture avec le Parti communiste portugais, ils partent à Alger pour un court séjour où ils rencontrent nombre d’exilés et de déserteurs portugais. Dans la rue, ne portant pas de voile, Ana Rita essuie les remarques désobligeantes des hommes. Ils retourneront à Paris et participeront à la création du comité marxiste-léniniste portugais.
Carlos Brazão Dinis avait décidé depuis longtemps qu’en cas de mobilisation pour l’Afrique il déserterait ; il avait cependant effectué une formation militaire d’« opérations spéciales » : il était « ranger ». Passer à l’action et déserter se révélait plus compliqué, ce qu’il fera avec quelques difficultés en passant « à travers champs » et se retrouvera après plusieurs voyages en train à… Malmö où il sera accueilli avec solidarité.
Avec une conscience politique très confuse, à 17 ans, Alberto Verissimo s’engage en 1969 dans la marine de guerre portugaise ; il va naviguer sur une frégate au service de l’OTAN pendant plus de trois ans. C’est là qu’il va se politiser au contact de camarades mieux informés ; sa décision de déserter sera prise quand on prolongera son temps de service. Son navire faisant escale dans de nombreux ports de l’Europe du nord, où il y avait toujours des groupes de contestation contre la guerre et le régime fasciste, il lui a suffi de quitter le bord pour être bien accueilli à terre.
C’est après avoir saboté son fusil G3 que Jorge Leitão a quitté sa caserne en 1971. Parvenu à Paris sans passeport, son document de séjour arrivant à expiration, il a des difficultés pour trouver du travail. Décision est prise de partir vers le nord. Il raconte que c’est grâce à des solidarité de toutes sortes qu’il a réussi à s’installer au Danemark.
En juillet 1969, António Barbosa Topa ne déserta pas seul, mais avec un compagnon et aussi avec une dizaine d’autres hommes qui partaient, eux, pour des raisons d’abord économiques ; tous profitèrent d’un passeur. António avait une adresse à Paris, et une amie l’attendait pour lui tendre la main.
Passage clandestin classique pour Fernando Cardoso, sauf-conduit à la frontière française et arrivée rue du Moulinet à Paris dans une « maison-abri, maison-communauté, maison-solidaire, maison-comité » où s’élaborent, dans les années 1970, les demandes d’asile politique.
Le manque de témoignages au féminin, c’est ce que tente de combler Ana Benavente qui a rapporté de son exil une « bizarrerie d’estrangeirados qui ne se résignent pas à la médiocrité, à l’obéissance, à la méfiance, aux abus sur les citoyens, aux inégalités entre les hommes et les femmes ». L’exil, c’était la solidarité réelle quand les amis deviennent la famille. « Ça nous a changées, ça m’a changée. »
En 1966, convoqué par le conseil de révision, Manuel Branco Che a déjà décidé qu’il n’irai pas à la guerre ; avec son copain Quim Belchior, ils passent les frontières et, après nombre de péripéties, se retrouvent à Grenoble où ils s’inscriront à l’université tout en s’organisant avec des travailleurs immigrés appelés pour les Jeux Olympiques d’hiver. Le journal O Alarme sera créé ; de même, entre autres, une association franco-portugaise : une sorte de fièvre révolutionnaire régnait à cette époque.
C’est avec d’autres femmes et à travers diverses aventures que Maria Irene de Lima Martins a organisé plusieurs passages clandestins de déserteurs, activités qui se continueront avec des modalités et complicités différentes. En émigrant elle-même, Maria Irene participera à l’effervescence grenobloise ; et c’est le 22 avril 1974, en allant chercher les derniers « objecteurs et réfractaires », que l’aventure se termine : tout Lisbonne est dans la rue !
Étudiant en médecine de deuxième année, Manuel Valente Tavares voit son sursis refusé en 1970. Il faut dire qu’il s’était fait remarquer par son militantisme étudiant. Il pourra cependant, tout simplement, avant de rejoindre l’armée, partir au Brésil pour voir ses parents qui y habitent. Sur place, face à certaines difficultés, il se lance dans l’artisanat du cuir, puis, attiré par le Chili démocratique, il fait le voyage avec sa compagne et devient militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire. Après le coup d’État, grâce au Haut Commissariat aux réfugiés, il obtient un visa pour la France. Par la suite, il rejoindra le Portugal.
Le 25 avril 1974, Rui Mota vit à Amsterdam depuis environ huit ans. La photo de Spinola, le général au monocle, en première page du journal Het Parool, lui fait craindre un coup d’État de la droite ; ce qu’il déclare lors d’une interview. Il ne pourra, plus tard, que se réjouir de son « erreur ».
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Ce ne sont là que quelques témoignages, et on sait que l’exercice n’est pas facile, mais on s’accordera pour dire que c’est aussi par ce moyen que se dit l’Histoire.
Collectif, Exils.
Témoignages d’exilés et de déserteurs portugais,
Chandeigne, 2022, 160 p.